Etape 194 - Amarapura
- Le défilé des moines du monastère Mahagandhayon
Vendredi 7 février 2020.
C'est à l'aune de ce défilé incroyable
de moines et de jeunes novices que je mesure la chance que j'aie
d'assister à un tel spectacle.

Je mesure ainsi ma chance de me
confronter à d'autres sociétés, d'autres civilisations,
d'autres manières de penser le monde, d'appréhender
la vie. Autant de voyages qui renforcent mon profond sentiment de
n'appartenir qu'à un seul monde, au-delà des religions
et des cultures, à une humanité.

C'est en regardant passer ces prêtres
devant moi, rangés impeccablement en file indienne
pour se rendre au réfectoire où ils prendront leur
seul repas de la journée que je me sens avant tout humain,
pas citoyen du monde, mais véritablement humain.

Je n'envie pas ces enfants, ni ces
moines qui les encadrent, je les respecte avant tout, je
respecte leur différence à ce que je suis, et je les
admirer d'être ce qu'ils sont, tous unis dans l'oeuvre humanitaire.

C'est en regardant passer ces moines
que je me réconcilie pour un temps avec l'être
humain, avec ce qu'il peut être de meilleur quand il n'est
pas conquête, domination et destruction.

Que regarde-t-il tous ces enfants,
le regard plongé au fond de leur bol à offrandes dans
lequel ils vont déjeuner. A qui pensent-ils, que
pensent-ils, quelle force fantastique les fait passer devant moi
avec tant d'humilité ?

Le nez plongé dans le pas de
celui qui le précède, que pensent-ils de nous, nous
rangés de chaque côté du trottoir à les
regarder passer ? Que sommes-nous pour eux ? Que comprennent-ils
de nous, nous qui sommes comme des bêtes curieuses à
les observer passer en silence, à les photographier comme
s'il s'agissait d'animaux ?

Je me sens presque gêné
à les regarder passer ainsi, à les photographier.
Je laisse un instant mon appareil de côté et je fixe
leurs paupières à demi-closes. Rien ne semble distraire
leur lente marche vers le réfectoire du monastère.

A l'entrée du réfectoire,
leurs pas cessent un instant, leurs dos se courbent en toute
humilité, tandis que la lumière rasante du soleil
levant vient frapper leurs capes écarlates.

Le soleil éclabousse de blond
leur visage impassible, frappe les nuques et se reflètent
dans l'argent de leur bol à offrandes.

Leurs pieds nus se tassent devant l'entrée
du réfectoire, prennent à leur tour l'éclat
blond du soleil. Le silence est si profond qu'on croirait pouvoir
entendre leur souffle sur leur poitrine.

Je remonte un peu la file et m'agenouille
un peu pour prendre le défilé des jeunes novices
en contre-plongée. La tête d'un enfant se relève,
son regard fuyant s'accroche à un point invisible sur l'horizon.

Puis il rabaisse sa tête, recourbe
encore son corps et continue sa course vers cette discipline de
fer qu'il s'est imposé pour traverser la jeunesse et sa vie
monastique.

Combien de ces enfants viennent-ils
de la rue, des quartiers pauvres de Mandalay et d'ailleurs,
des campagnes rurales qui vivent chichement de la terre ? Des centaines
sans doute.

Mais je ne me lasse pas de les regarder
passer, de voir leurs mains crispées sur leur bol
à offrandes, leurs longs doigts effilés s'accrocher
à cet ustensile comme s'il n'était à cet instant
que leur seul univers.

Ne s'attacher à rien, sinon
à l'essentiel, à l'âme invisible qui
jaillit de chacun d'entre nous, éloigner de nous le mal et
les mauvaises pensées, placer dans le seul instant, le fruit
de notre démarche. Ce doit être le secret
de cette impassibilité qui domine ces hommes.

Et dieu que ces visages sont beaux,
ronds, lisses, uniques et pourtant si différents les uns
des autres, humbles dans toute leur expression.

U instant, je croise le regard d'un
de ces enfants, son regard me perce mieux qu'une flèche
ne saurait le faire. Il me rappelle que je suis moi aussi un de
ces hommes qui défilent en silence vers un avenir incertain,
fragile dans toute mon humanité.










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