Etape 93 - Potosi
- Dans les entrailles de la mine d'argent
Jeudi 27 juin 2019.
Après avoir pénétré dans la mine par
le bais d'une échelle, nous nous enfonçons
dans les boyaux. Et je vais très rapidement découvrir
ce que veut dire l'enfer de la mine, la difficiculté
à respirer, la poussière, les odeurs acres des produits
chimiques utilisés pour extraire les minerais, la claustrophobie,
la gorge qui pique et les yeux qui pleurent. Je ne vois rien. La
buée de ma transpiration se plaque contre les verres de mes
lunettes. Je peine à avancer, je suffoque.

On passe par des boyaux si
étroits qu'on doit parfois avancer en rampant. C'est
dur. Vraiment très dur. Je suis monté jusqu'au pied
de l'Everest, mais c'est une partie de plaisir comparé
à l'enfer de la mine. Nous croisons des ouvriers
et nous leur donnons nos sacs remplis de feuilles de coca.

Dans une pièce sombre, notre
guide nous arrête devant la représentation
de la Pacha Mama à qui on fait fumer la coca et boire de
l'alcool à 90 degrès. Tout n'est que pure folie dans
cet enfer qui ne dit pas son nom. Et je mesure très
vite l'horreur qu'ont subi pendant des siècles les esclaves
asservis et les indigènes qui mouraient là par milliers.
On estime leur nombre à plus de huit millions.

Un véritable camp de la mort
avant l'heure. Parfois, l'espérance de vie ne dépassait
pas quinze jours, trois semaines. On laissait alors les corps des
suppliciés dans le fond de la mine. Leur chair se décomposait
et ajoutait encore à l'horreur des lieux, les maladies pullulaient,
les infections, la mort dans chaque boyade la mine du Cerro Rico.
C'est cet enfer que je ressens par tous les pores de ma peau.

Je suis au bord de la crise de nerfs.
Je veux rentrer. Revoir le soleil et quitter ce lieu à
jamais pour ne jamais plus avoir à y rentrer. "Nunca
mas, nunca mas", je répète inlassablement à
Diana qui, comme moi, suffoque et se demande ce que nous faisons
au fond de ce lieu terrifiant.

Les ouvriers que nous croisons ont
une vie à peine meilleure que ce celles de leurs aînés.
Espérance de vie à 35 ans, pas plus. On meurt
encore de la montagne d'argent. Quand l'esclavage a cessé,
les Basques espagnols qui tenaient la mine vendaient la
coca aux indigènes qui, devenus accrocs, n'avaient d'autres
choix que de descendre et de descendre encore pour aller chercher
le prix de leur dépendance. Une horreur totale.
L'asservissement le plus terrible qui soit.

On s'arrête encore au fond d'une
grotte creusée par les indigènes. Pacha Mama nous
toise de ses yeux vitreux. Notre guide coupe la lumière.
Le noir total. Le noir comme il n'existe nulle part ailleurs sur
la terre. L'angoisse. Je veux sortir de cet enfer, mais je ne peux
rien faire contre. Je suis prisonnier de cet enfer. Et
soudain, deux bruits sourds. Deux explosions qui secouent toute
la montagne. Deux bruits sourds qui rappellent que l'extraction
du minerai continue sous cette montagne de l'enfer. Je
veux sortir de là et ne jamais revenir.

Inimaginable ce génocide de
plus de huit millions d'indiens aymaras, quechuas, ainsi
que ces esclaves venus d'Afrique par le commerce triangulaire. Je
maudis ma ville de Bordeaux où je suis née qui a fait
sa fortune de ce commerce !

Nous sortons enfin. Je ne sais pas
par quel miracle, mais nous sommes ressortis. Tout autour
de moi, sur nos visages d'Européens naïfs, je peux lire
encore l'horreur et le soulagement d'être sorti de cet enfer.
Je veux témoigner, dire tout ce qui s'est passé
ici, les colons qui imposaient la mita, le travail forcé
par alternance dans les mines, les conditions épouvantables.

Chaque année, plusieurs
dizaines de milliers d'ouvriers mouraient d'épuisement ou
empoisonnés par les vapeurs de mercure qu servaient au traitement
de l'argent. Sans compter les maladies propagées
par les Espagnols eux-mêmes. Comme nourriture, les
indiens n'avaient que les feuilles de coca à mâcher...
que leur vendaient bien sûr les colons espagnols.

L'exploitation du travailleur indien
était poussée à son paroxysme. Car,
si les conquistadors - et les religieux qui les accompagnaient -
diabolisèrent d'abord la coca, ils reconnurent vite ses vertus
énergétiques et rendirent donc sa consommation obligatoire,
contrôlant au passage son commerce.

Et il fallait en mastiquer des
feuilles de coca pour pouvoir endurer 48 heures de travail forcé
au fond de cet enfer. Ainsi les esclaves achetaient
à leurs maîtres la drogue leur permettant de supporter
l'esclavage. Rien n'a changé depuis. Les réseaux
d'esclavage humain de notre temps, la prostitution à grande
échelle, utilisent les mêmes recettes... Terrifiant
que ce monde.

Cependant, dès le début
du XIXe siècle, les filons d'argent commencèrent à
s'épuiser. Et comme on en découvrit aussi ailleurs,
au Pérou et au Mexique notamment, Potosi tomba rapidement
en désuétude, au point de ne plus compter,
en 1825, que 9.000 habitants !

La découverte et l'exploitation
de l'étain (le "métal du diable") ont relancé
quelque peu l'économie de la ville, avant qu'elle ne retombe
de nouveau ces dernières années, l'exploitation
des gisements ne se révélant plus assez rentable.


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Aujourd'hui
encore pourtant, on trime - et l'on meurt - toujours
dans les mines de Potosi. Et sincèrement,
je regrette d'avoir joué les guignols en participant
à cette visite. Vivre Germinal en direct, ce n'est
vraiment pas ma tasse de thé. Jamais plus
je ne participerai à une telle supercherie. |

D'autant que les mineurs qui
sont la principale attraction de cette mine n'y gagnent pas grand
chose, si ce n'est rien, mis à part nos feuilles
de coca.

Bien que troué de toute part,
la mine du Cerro Rico plonge sur 17 niveaux, soit 450 mètres
de profondeur. Un mineur gagne en moyenne entre
1.200 et 1.500 Bs par mois, quand le salair minimum est de 800 Bs,
qu'un prof, un employé de banque, ne touche pas plus de 1.500
Bs...

Le pourcentage de son gain que
le mineur reverse à la coopérative (30% tout de même!)
lui assure uniquement son emplacement (le droit d'exploiter son
filon). Il est responsable de sa production. Il
travaille quand il le veut, et parfois 24 heures d'affilée.

Mais son revenu dépend
aussi de la qualité de son filon, des minerais qui
s'y trouvent (au mieux de l'argent ou de l'étain,
au pire du zinc) et de la dureté de la roche. De
ce salaire, il doit encore soustraire l'achat de son matériel
(vêtements, bottes, casques, lampe, outils, etc.) et de
la dynamite utilisée pour faire sauter les veines de minerai.
Enfin, et pour dissuader quiconque de retourner dans le
fond de cette mine, il ne faut pas oublier que les ouvriers
y meurent encore, le plus souvent de sillicose, cette maladie pulmonaire
contractée dans les galeries chargées en poussières
nocives... Ces mêmes poussières que j'ai pu
respirer dans le fond de cet enfer... Nunca mas.



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