Etape 91 - Au
pied du glacier Grey - Un adieu émouvant à ce géant
de glace
Mardi 6 février 2024.
Longtemps je me souviendrai de ce moment de grâce, debout
contre la balustrade du pont du bateau et face au glacier.

En Argentine, j'avais découvert
le Perito Moreno depuis le chemin aménagé au bord
du glacier. Là, tout est différent, face
au glacier on ne ressent pas les mêmes choses.

D'abord, on se sent tout petit, ensuite
on peut ressentir toute la force du glacier, son imposante domination
sur les éléments qui l'entourent, la force
gigantesque qui le meut à travers la montagne qu'il pile
à mesure de son avancée et qu'il restitue, profondément
changée, lorsqu'il se retire.

Mais plus que tout, c'est son infinie
poésie qui saute aux yeux. Ce monsre de glace devient
soudain si délicat, presque emprunté, taillé
qu'il est de toute part par les failles qu'il laisse apparaître
au grand jour.

De ces failles, qui sont autant de
cicatrices de son passé tumultueux, cicatrices qui
sont amenées à disparaître elles aussi, englouties
par le réchauffement climatique, jaillissent de multiples
tonalités de bleu.

Car si près du glacier, il semble
qu'il s'en échappe de la lumière, que le bleu
profond de ses entrailles sont comme le sang qui coule de ses veines.

Et e s'approchant au plus près,
on découvre, comme un explorateur, la terre modelée
que son retrait laisse derrière lui, un pan de montagne et
de roches vierge, libéré de la pression immense de
la glace, qui découvre subitement la lumière du jour.

De sa gangue noire soudain libérée,
gisent encore des écorces de glace, comme un insecte
se libérant doucement de l'oeuf dans lequel il est né.

Autour de lui, de ce pan de montagne
jaillissant d'une longue nuit, la glace forme comme un éclatement,
une explosion extraordinaire d'où jaillit le bleu profond
de ses entrailles.

Et à mesure que le glacier se
retire, il laisse dans le lac où gît sa glace
fondue, de petits blocs éparses qui dérivent au milieu
des eaux vertes du lago Grey.

Mais il est déjà l'heure
de quitter le monstre de glace. Comme un enfant, je m'accroche
à la balustre que je n'ai pas quittée depuis que le
commandant nous a autorisés à nous rendre sur le pont
du bateau.

Une voix derrière moi résonne
dans les hauts-parleurs du bateau, une voix qui nous dit de rejoindre
les cabines, mais je m'accroche encore, je ne veux pas perdre
une miette de ce moment grandiose.

Je veux une dernère fois imprimer
sur mes pupilles le bleu de la glace profonde, déchiquetée
et dramatique, imprégner ma rétine des horizons
enneigés des cimes alentours, ne rien perdre de la majesté
de cet endroit unique au monde.

Dans un sourd mouvement, le bateau
manoeuvre doucement pour longer encore une fois la langue du glacier,
presque grise, salie par la fonte des neiges et les particules
d'atmosphère viciée qu'elle laisse sur la surface
du glacier.

Lentement nous nous éloignons
et c'est avec tristesse que je dois enfin lâcher la balustre,
retraverser le pont encombré de fantômes et
regagner la cabine où m'attendent mon frère et sa
fille.

Derrière les vitres sales, je
vois encore défiler les blocs titanesques des icebergs
détachés du glacier, montagnes blanche et bleu qui
s'en iront périr sur les rives du lac.

Une dernière petite photo-sovenir
à l'intérieur de la cabine, un dernier regard
lancé vers ce monstre de glace qui taille en deux la roche
granitique des derniers contreforts andins, et nous débarquons
de nouveau sur la terre ferme.

Une longue marche nous attend encore
sur la sable noir du rivage qui colle à nos chaussures, marche
silencieuse, comme le deuil de cette vision formidable qui nous
a agités durant ces trois heures arrêtées sur
la toile du temps.












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